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Au milieu des années 2000, l’auteure et anthropologue nippo-américaine Chikako Ozawa-De Silva en est venue à une conclusion similaire quant au lien entre le suicide et le sentiment de solitude. Elle surveillait alors les discussions sur des forums en ligne où de jeunes Japonais venaient discuter de l’idée de s’enlever la vie. Dans certains cas, ces forums devenaient un endroit où se concluaient des pactes de suicide. Au bout d’un certain temps, elle a plutôt constaté que le suicide était le symptôme d’un problème plus grand, au Japon. La majorité des utilisateurs de forums qu’elle suivait se sentaient terriblement seuls. Au point où certains cherchaient, même dans la mort, d’autres personnes pour les accompagner. Les mots d’un utilisateur ont particulièrement marqué l’anthropologue : Je me sens trop seul pour mourir seul.

Ozawa-De Silva venait de trouver son réel sujet de recherche. C’est un livre intitulé L’anatomie de la solitude qu’elle a publié 15 ans plus tard, en 2021. Se sentir seul n’est pas une pathologie. Tout le monde se sent seul à l’occasion, rappelle-t-elle. C’est lorsque ce sentiment se prolonge trop longtemps qu’il devient un réel problème. Un problème, selon l'anthropologue, qui n’est pas tant créé par l’individu que par la société qui l’entoure. Le Japon, en ce sens, peut servir de cas d’étude.

Comme la langue française, la langue japonaise a un mot pour désigner la solitude, kodoku, mais elle n’en a pas pour désigner spécifiquement l’état de quelqu’un qui se sent seul. Ce que les anglophones appellent loneliness.

Au Japon, être capable de régler ses problèmes soi-même, sans demander d’aide, est vu comme une vertu. Les gens ont honte de demander de l’aide. Ils ont peur d’être vus comme faibles, relate-t-il. On dit encore aux jeunes garçons qu’ils ne devraient pas pleurer parce qu’ils sont des garçons. C’est comme ça qu’un préjugé se forme. Car les bébés ne naissent pas avec la notion que pleurer est une mauvaise chose. Une fois par an depuis plus de 400 ans au Japon, des parents superstitieux se rassemblent au temple Senso-ji, avec leurs bébés dans l’espoir de les voir pleurer. Le tout est basé sur un vieux proverbe japonais : naku ko wa sodatsu (les bébés qui pleurent grandissent plus forts). Traditionnellement, dans la religion shinto, on croit que les pleurs sonores d’un nouveau-né éloignent les mauvais esprits. Ses larmes et ses cris le libèrent des démons qui l’habitent.

Autrement, un bébé pleurant en public vaut généralement à sa mère des regards accusateurs.  En 2016, une essayiste tokyoïte a lancé une campagne de sensibilisation après s’être fait crier après par un inconnu parce que son bébé pleurait au restaurant. En collaboration avec un site Internet consacré à la maternité, elle s’est mise à distribuer des autocollants sur lesquels on pouvait lire : Les pleurs ne me dérangent pas. La phrase était inscrite sous l’image d’un bébé, mais elle aurait tout aussi bien pu l’être sous un visage adulte. En 1997, une rare étude internationale sur le sujet a sondé des répondants de 37 pays sur la fréquence à laquelle ils pleuraient. Les Japonais arrivaient parmi les derniers.

Beaucoup de Japonais ont du mal à laisser tomber leur masque et avoir un vrai contact humain avec les autres. C’est prouvé que pleurer est une des meilleures manières de faire tomber ce masque, lance-t-il avant de commencer le récit de son parcours d’entrepreneur. Hiroki Teraï a eu l’idée de fonder une entreprise organisant des cérémonies de divorce. Des cérémonies non officielles culminant avec une scène finale pour le moins particulière : les deux ex-mariés devaient empoigner ensemble une masse et fracasser leurs alliances. Un moment cathartique après lequel les hommes divorcés étaient généralement pris de sanglots incontrôlables. Comme si les émotions refoulées liées à leur divorce étaient finalement libérées, relate celui qui dit avoir officié plus de 750 cérémonies du genre. Les hommes semblaient toujours vraiment soulagés après avoir pleuré et ça m'a fait réaliser la puissance des larmes. C’est là que j’ai eu l’idée de créer une entreprise pour faire pleurer les gens, raconte-t-il.

 Son entreprise, Ikemeso Danshi, qu’on pourrait traduire par beaux hommes qui pleurent, a fait l’objet d’un court documentaire américain il y a quelques années.Les beaux hommes en question sont des mannequins ou des acteurs dont la carrière n’a pas particulièrement levé. Hiroki Teraï les recrute pour diriger des ateliers de groupe destinés à faire pleurer ses clients. Ou plutôt ses clientes, comme ce sont en grande majorité des femmes qui s'inscrivent à ces séances de rui-katsu, la thérapie par les pleurs. Dans une salle de réunion ou en visioconférence, le bel animateur commence par diffuser de courtes vidéos touchantes. Des extraits de films, des hommages à un animal de compagnie décédé ou autre vidéo du genre facilement trouvable sur les réseaux sociaux. Parfois, il fait aussi la lecture d’une nouvelle triste. Puis, inévitablement, il se met à pleurer. Les femmes devant lui aussi. Souvent, ces femmes ne veulent pas pleurer devant leur famille, leur mari ou leurs collègues. Elles ont trop honte. Pleurer avec un inconnu, c’est plus facile, m’explique mon interlocuteur. 

Au fil de mes rencontres à Tokyo, j’ai souvent pensé à la théorie évolutive du défunt chercheur américain John Cacioppo. Celui qui se faisait appeler Dr. Loneliness a été le premier à suggérer que le sentiment de solitude chez l’humain était un signal d’alerte biochimique similaire à la soif ou la faim.Durant des milliers d’années d’évolution de l’être humain, les connexions sociales ont été essentielles à la survie et au développement de l’espèce. D'après Cacioppo et ses collègues en neuroscience sociale à l'Université de Chicago, le corps en est venu, en évoluant, à demander ces connexions en nous faisant ressentir la solitude. Mais ce processus biologique fonctionne uniquement si nous parvenons à le satisfaire. Dans sa forme chronique, le sentiment de solitude modifie notre perception des autres et nous rend plus méfiants envers les contacts sociaux. C’est un cercle vicieux. Ceux qui ressentent de la solitude depuis trop longtemps ont tendance à se retirer eux-mêmes de la vie sociale, consciemment ou inconsciemment. Au Japon, ce retrait est particulièrement apparent dans le cas des hikikomoris, qui s’enferment dans leur chambre. Pour d'autres, le retrait semble plus subtil. Il est davantage émotionnel que physique.

Pour l’anthropologue Chikako Ozawa-De Silva, ce problème est le symptôme d'une société où les gens se sentent remplaçables. Si notre unique valeur est notre productivité, une quelconque difficulté qui l’altère est vue comme une faiblesse qui pourrait nous valoir d’être rejeté, dit-elle. Une perspective particulièrement inquiétante pour les jeunes adultes qui se questionnent encore sur leur place en société et le but de leur vie. La solution, croit Ozawa-De Silva, est à la fois simple et complexe à appliquer à l’échelle sociétale : faire preuve de plus d’empathie. Faire en sorte que chacun sente qu’il sera accepté même s’il commet une erreur ou s’il a un moment de faiblesse. L’amour et l’attention qu’on nous porte est notre barrière contre la solitude. Le problème arrive lorsque nous ne recevons pas cet amour et cette attention. Fondamentalement, nous nous sentons seuls lorsque nous ne sommes pas aimés. Lorsqu’on ne s’occupe pas de nous. Lorsqu’on ne se sent pas accepté.

Car malgré la détresse des jeunes adultes, la majorité des suicides au Japon sont encore commis par des hommes de plus de 40 ans.  Ces hommes-là ne vont pas commencer à s’ouvrir parce qu’une jeune célébrité les incite à pleurer et parler de santé mentale. Ça doit venir des personnes en position d’autorité, les politiciens et les dirigeants d’entreprise. C’est d’ailleurs le message qu’avait Koki Ozora pour le premier ministre Yoshihide Suga lorsque ce dernier l’a convoqué en 2021, en amont de la création d’un ministère de la Solitude. Je lui ai dit : ''Vous êtes le premier ministre du Japon. Vous devez être la personne la plus seule au monde. Pourquoi ne le dites-vous pas?''

 

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