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Fragment d'un déchirement amoureux


Déchet(s) recommandé(s)

Article de Didier Lauru

« Déréalité. Sentiment d’absence, retrait de la réalité éprouvé par le sujet amoureux face au monde. »

R. Barthes

La déchirure d’amour, au-delà de la souffrance, de la douleur d’amour, comporte souvent comme corollaire la haine. Après l’amour, pourquoi tant de haine ?

Les blessés de l’amour souffrent d’un mal lié à leur objet d’amour. Sans l’objet, ils se sentent seuls abandonnés (hilflosigkeit), délaissés voire désespérés ou plus simplement déprimés.

Le sujet est ainsi en crise, dans une blessure du souvenir, de la mémoire.

Les destins de l’amour divergent selon un certain nombre de données subjectives, entraînant parfois de retentissements psychopathologies importants.

La comparaison avec le deuil d’objet est licite, mais jusqu’à un certain point. Les coordonnées du sujet et ses arrimages signifiants décident de l’orientation de ces fragments d’amour désormais épars.

Les douleurs d’amour ont de tout temps inspiré les poètes. Tous les amoureux du monde éprouvent le besoin de s’épancher dans une production artistique ou littéraire. La voie de la sublimation paraît ainsi une échappatoire qui magnifie la douleur, sorte de jouissance de la souffrance, sans toutefois extirper pas la peine.

Les destins de la perte d’amour conduisent aussi le sujet à différents niveaux de blessures narcissiques.

Il arrive qu’un syndrome de dépersonnalisation apparaisse, souvent douloureusement ressenti, et accompagné d’angoisse. Ce qui pose au clinicien un certain nombre de questionnements. Nous observons des variations importantes qui vont de la désubjectivation partielle inhérente à l’état amoureux et à la rupture, jusqu’à un tableau de dépersonnalisation inquiétant.

Par le biais de la dépersonnalisation, nous pouvons appréhender l’éclosion d’un délire, voire un mode de déclenchement d’une psychose.

Les blessés d’Eros cherchent la consolation ou l’apaisement de leurs douleurs dans des compensations morbides. Le renversement de l’amour en haine produit donc une attirance naturelle du sujet vers les expressions de la pulsion de mort du sujet. Comme si cette mise à mort se traduisait par une efflorescence de symptômes tant sur le plan psychique que somatique.

L’amour ne s’éprouve jamais aussi intensément que dans ses déceptions, dans ses douleurs. L’amour est une attente de l’autre parfois infinie, tandis que la haine est une certitude. Entre les deux, les phases d’attente, les doutes, les espérances et les désespérances assaillent le sujet. La perte de l’objet d’amour entraîne immanquablement une perte de jouissance. C’est ce que la clinique quotidienne du transfert nous montre, aussi bien dans les récits des analysants que dans les problématiques de séparation qui se rejouent dans le cadre de la cure.

Passage par l‘énamoration

En préambule nous devons définir les déceptions amoureuses à partir des attentes du rapport amoureux sans refaire une exégèse de l’énamoration [1].

Plus un sujet fonde un certain nombre d’espérances dans une relation amoureuse, plus dure risque d’être la chute.

Comme je l’ai soutenu ailleurs, quelque chose du sujet chute dans le rapport amoureux, ce qui s’incarne dans le langage dans l’expression : tomber en amour [2]. C’est l’expression de la prise du sujet dans le rapport amoureux dans sa phase initiale. L’idéal du sujet tombe car son idéal s’est transféré sur l’autre du rapport amoureux. Cette sorte d’hémorragie narcissique est en général bien tolérée, dans la dynamique globale de l’amoureux, à condition que le rapport amoureux soit réciproque. Car cette hémorragie a pour compensation l’hémorragie de l’autre qui fonctionne en sens inverse. Nous verrons plus loin que, lors de la rupture, cette hémorragie prendra une importance considérable avec, dans certains cas, des conséquences psychopathologiques patentes.

La rencontre amoureuse entraîne des modifications importantes du rapport à l’autre. Chacun dans un registre essentiellement imaginaire met l’autre du rapport amoureux à une place d’idéal et de supposé savoir… sur son amour.

L’autre acquiert aux yeux de l’amoureux une série de qualités qui sont caractéristiques et à repérer en tant que telle, à l’instar de ce que l’analyste peut observer dans le transfert. Ces qualités supposées ou réelles de l’être aimé correspondent en règle générale aux manques ressentis par le sujet lui-même. Ses manques ainsi comblés, l’amoureux éprouve un sentiment de bien être, de plénitude qui n’aura son envers lors de la séparation. Cette impression que donnent les amoureux que « le monde leur appartient », « qu’ils n’ont d’yeux que pour l’autre ». Ces caractéristiques sont encore plus évidentes lors du coup de foudre. Cette occurrence, relativement rare, est une entrée dans la violence du rapport amoureux au premier regard. C’est d’ailleurs ainsi qu’il est nommé dans d’autres langues : l’amour au premier regard : (Love at first sight, amor al primero mirada, etc.). Le langage souligne une fois de plus la primauté de l’imaginaire au travers du regard.

Tenter de faire du un

La rencontre avec l’autre, dans un échange de paroles ne s’est pas encore produite et déjà l’amour est né. Ce qui n’est pas sans poser de questions au psychanalyste. En effet, l’amour à proprement parler est avant tout une rencontre de signifiants. Les possibles amours surviennent autour de cette rencontre. Les amoureux commencent toujours par égrener les similitudes qu’ils ont entre eux. Ils tentent de gommer imaginairement toujours les différences qui pourraient les séparer. Cette négation de la différence répond à la tendance à ne faire qu’un. Tendance bien naturelle quand on l’examine à la lumière du mythe que Platon développe dans son Banquet [3]. Ces êtres hermaphrodites coupés en deux par Zeus, qui depuis ne cessent de rechercher leur moitié, leur complément à jamais perdu. Ils ne pourront plus jamais ne pourra faire du un, comme à leur origine.

L’adolescent avance sans un savoir sur l’autre sexe, ce qui génère souvent de l’angoisse. Lacan évoque à ce sujet : « […] il faut que le jeune sujet réponde à ce qui se produit de l’intrusion de la fonction sexuelle dans son champ subjectif [4]. »

Cette tentative de retrouvaille avec l’originaire est sans doute ce qui est la quête la plus vive et désespérée de l’amoureux déçu. Cette quête de désir perdu se joue sur deux plans différents qu’il serait utile de distinguer :

d’une part la recherche de l’objet perdu de la réalité, retrouver l’amour de l’autre, comme essai ultime de se refondre dans l’autre amoureux ;

d’autre part, dans l’ombre de l’objet d’amour actuel se terre toujours l’objet d’amour originaire, le plus ancien, qui est le plus souvent l’objet maternel et que Lacan désigne sous le vocable de La chose.

Ainsi, le chagrin d’amour va se dérouler sur deux scènes distinctes mais parallèles. J’ai dit ailleurs que les histoires d’amour ne se répètent pas toujours, elle riment. Certes, la répétition et son automatisme prennent les commandes à tout préalable de choix amoureux, mais dans les conditions d’un amour « normalement névrotique », l’amour « sonne » d’accents déjà connus du sujet pour peu qu’il y soit attentif, ou qu’il soit en analyse.

Le temps de la rupture

Comment s’instaure le temps de la rupture ? Qu’est-ce qui dans l’idéal tombe ? Qu’elle soit prévue, parlée ou brutale, elle génère régulièrement un traumatisme. Moment de bascule où l’après ne sera plus jamais identique à l’avant.

À l’hémorragie narcissique liée à l’état amoureux, s’ensuit une perte du sentiment de l’estime de soi et de continuité de son être. Ainsi, un effondrement narcissique ébranle parfois vient les assises du sujet, c’est-à-dire les signifiants premiers qui le fondent.

Chacun a pu en faire l’épreuve dans la séparation amoureuse, le sujet est renvoyé à la chose, à la séparation première avec l’objet maternel.

Les termes utilisés comme la rupture, la séparation ou le divorce illustrent partiellement la déchirure subjective ainsi produite.

Selon les auteurs classiques, les chagrins d’amour : « Représentent les multiples formes de la dépossession sexuelle depuis le désir brisé dans son élan (trahison, abandon, deuil…), jusqu’aux aspects les plus nuancés de la désensibilisation qui marquent la destruction graduelle de l’amour [5]. »

La destruction de l’amour ici repérée, n’a d’égale que la destructivité de l’amour, précisément dans ses modalités d’interruption du lien amoureux. Les romantiques par exemple ont tenté de magnifier ce sentiment douloureux du manque et de la séparation. En avançant un pas de plus, il est possible d’énoncer que la poésie romantique a exacerbé la jouissance de la déception amoureuse. Ceci renvoie à la poussée à écrire l’amoureux déçu, véritable pulsion graphique irrépressible à la recherche de la tonalité, de la musique du mot qui traduira le mieux l’intraduisible de la perte de l’objet aimé.

Werther à la moindre émotion pleure, et il le fait abondamment. Roland Barthes l’a observé et se demande : « En Werther, est-ce l’amoureux qui pleure ou le romantique [6] ? »

Première déception amoureuse

Dans la littérature, il est souvent question du premier amour (en particulier le texte sublime de Tourgueniev), mais ici je voudrais insister sur son envers, c’est-à-dire sur la première déception amoureuse.

Elle est à mon sens primordiale, car elle vient éprouver la consistance du sujet dans son rapport à la métaphore paternelle. Si les signifiants premiers sont solidement arrimés, le sujet sortira blessé meurtri. Au fil du temps, la cicatrisation de cette plaie s’effectuera, trace de cette expérience éprouvante de la séparation amoureuse.

Freud a insisté sur la distinction entre Eros est un facteur de liant, d’union, et son opposé Thanatos qui sépare, désuni et disjoint les pulsions entre elles, mais aussi les amours et les couples.

Le chagrin d’amour a sa temporalité propre, son déroulement, qui n’est pas immuable mais se déroule selon un processus propre au sujet et singulier au couple qui se désunit. Sa douleur n’est pas éternelle, mais est en devenir.

Le poète nous dit : « Ô temps suspend ton vol », il indique la tentative d’éternisation du temps qui passe. Le fantasme inavouable serait une tentative d’en rester aux moments de bonheur, dans une temporalité indéfiniment suspendue.

Une pente mélancolique se fait jour, avec une éternisation du temps dans la souffrance et la jouissance de la douleur mélancolique, dans l’impossible deuil de l’objet.

Les destins de la fin du rapport amoureux

« Qui se sont aimés ne s’oublient pas »

(Proverbe Joola).

Les conséquences de l’hémorragie narcissique consécutive de la rupture du lien prend des voies multiples.

La douleur est ce qui saisit le sujet amoureux aux premiers temps de la rupture, parfois même avant celle-ci, pour peu qu’un doute sur l’amour de l’être aimé en vienne à émerger. Cette souffrance morale peut aller jusqu’à envahir le psychisme comme si une idée unique orientée par l’absence de l’être aimé induisait une vectorisation unique de la pensée et des fantasmes du sujet.

Si cette rupture de la continuité du lien se fait insistante, le surgissement de l’angoisse peut se développer. Le signal de l’angoisse annonce un franchissement dans le degré d’insupportable du manque de l’autre. Cependant, cela n’amorce pas le véritable travail de deuil qui doit accompagner l’éloignement progressif de l’être aimé.

Le deuil

La comparaison avec le deuil n’est licite que dans une optique de perte de l’objet aimé. Pourtant, l’objet est vivant. Il est même parfois présent ou encore dans l’entourage immédiat, ce qui vient complexifier un possible détachement des liens d’amour. Cela induit une désidéalisation qui est une terminologie plus appropriée de ce travail spécifique de mise à distance des arrimages signifiants qui relie l’amoureux à l’être aimé. Nous pourrions parler ici de « désimaginarisation », qui insiste sur cette dimension constitutive de toute relation d’amour.

Ce travail est d’une durée d’autant plus longue que l’intensité de l’énamoration était forte. Il est des deuils qui ne s’effectuent jamais. Ses destins peuvent aller de la nostalgie éternelle à sa transformation en d’autres types de sentiments qui vont de l’affection à l’amitié, de l’indifférence à la haine, dont il sera question un peu plus loin.

L’amoureux se retrouve à nu et sans soutien interne. L’objet d’amour disparu, ses repères subjectifs fragilisés, il se produit une vacillation subjective. Celle-ci s’accompagne souvent d’une dépression dont l’intensité variera en fonction de la singularité de chacun, et du moment où cette épreuve intervient.

Le lien entre la dépression et le travail de deuil de la relation amoureuse est établir. En effet, il est courant d’observer dans la clinique des ponts qui relient ces différents processus. L’amoureux éconduit s’épuise dans une tentative de garder en lui l’être aimé, il ne peut lutter contre la perte et l’abandon. Il ne peut rester dans l’illusion d’être encore aimé. L’effondrement dépressif se déploie, avec son cortège de douleur à exister et d’abattement. Le travail de l’analyste est délicat dans ces occurrences, car le discours de l’analysant est saturé de métaphores et de signifiants dépressifs, pessimistes ou mortifères et le cours de la cure prend alors une autre pente et une autre temporalité.

Il se trouve qu’au temps de l’adolescence, le sujet passe par des mouvements d’humeur alternatifs au gré de ses aventures sentimentales et qu’il n’est pas rare de rencontrer des dépressions qui sont alors contextuelles. Leur caractéristique est leur labilité et leur réversibilité dans le temps. Tel adolescent, d’une séance l’autre, évoque une douleur à exister et des plaintes dépressives marquées. À la séance suivante, il sera transformé, il est vrai par l’intermédiaire d’une nouvelle relation amoureuse. L’amour guérit de l’amour ?

Clinique de la dépersonnalisation

Mila se présente comme une jeune femme moderne. Elle se définit comme réfléchie mais rebelle, bien dans sa peau mais angoissée, branchée sur les autres mais secrète. Ainsi elle use et abuse de paradoxes, tant pour proposer des signifiants qui l’incarnent, que pour parler de ses plaintes et de sa demande.

Elle a l’impression qu’elle ne peut jamais penser seule : ce qu’elle se formule à elle-même, tout le monde l’entend.

C’est une pression, comme une surveillance insupportable. Cela a commencé progressivement, puis s’intensifie depuis quelques semaines. Elle a vu son généraliste qui a démarré un traitement anxiolytique et anti-dépresseur, sans grand effet. Celui-ci s’est alors décidé à me l’adresser en vue d’une psychothérapie.

Mila retrace quelques éléments de sa vie récente et évoque une rupture sentimentale avec un ami qui a compté pour elle. Ils se voyaient depuis deux ans et faisaient des projets pour l’avenir.

Puis brutalement, c’est lui qui a pris l’initiative de rompre, sans plus d’explication que la lassitude et une nouvelle rencontre qui le stimulait plus.

Après la stupeur, un sentiment de vide, d’abandon se fait jour s’accompagnant d’une grande lassitude de tout : de son travail, de ses amis, de la plupart de ses investissements.

Parmi ces éléments dépressifs s’introduisent des angoisses, dont certaines sont assez atypiques. Cette impression d’être surveillée épiée, jusque dans ses pensées les plus intimes. Quand elle se regarde dans la glace : « Je ne me reconnais plus, j’ai l’impression que ce n’est pas moi. » Puis, elle associe sur un autre événement qui l’a marquée, il y a quelques années. Elle a appris, à l’âge de 17 ans que son père n’était pas son père. Son père biologique a eu, avec sa mère une liaison suivie et intermittente. Alors qu’elle était mariée et vivait avec le beau-père de Mila, elle part retrouver celui qui deviendra le père, dont elle tombe enceinte. Elle revient au bout de quelques mois avec son mari qui accepte le retour de sa femme, enceinte. Le père biologique reconnaît Mila, mais ne peut lui donner son nom. Le beau-père l’adopte lorsqu’elle a 4 ans et lui donne son nom. La mère continuera à voir cet homme de façon épisodique. Il a vu Mila deux fois dans sa vie sans que personne ne lui dise la vérité sur ses origines.

La mère a longtemps hésité à révéler à Mila l’histoire de son père. Cependant, elle reste partagée dans son désir à l’égard de cet homme. Du fait des pressions de Mila qui se doute de quelque chose, la mère lui apprend son histoire et lui propose une rencontre à l’occasion d’une fête de famille. Bien sûr la déception est au rendez-vous. Mais pas seulement celle de la rencontre de son père biologique, mais surtout celle qui est liée au mensonge persistant toutes ses années autour de ses origines. Mila se souvient plus de sa colère. « J’ai haï ma mère pendant des mois, je me sentais trahie, je ne savais plus qui j’étais. » Malgré ses dires, il n’y avait sans doute pas à l’époque de sentiment profond de dépersonnalisation mais plutôt une redéfinition de son être au monde : « Je ne savais plus qui j’étais. »

Ce n’est qu’au décours de cette rupture sentimentale, que ce type d’angoisse réapparaît massivement avec des impressions de déréalisation : « Je me demandais qui étaient les amis, je ne savais plus comment parler avec eux, je ne les reconnaissais plus » mais aussi de dépersonnalisation, en particulier dans le miroir : « Je ne sais plus à qui je ressemble, mais moi-même je ne me ressemble plus. »

Cette dernière phrase reflète à mon sens de par sa tournure grammaticale mais aussi son contenu d’affect l’angoisse de son existence menacée dans ses repères symboliques.

D’autre part Mila se plaignait régulièrement d’une forme de devinement de pensée. « Je sais qu’on devine ce que je pense, d’autant que les gens me font des signes pour me montrer qu’ils ont compris qu’ils savent, sur un clin d’œil, une mimique. »

Ces éléments cliniques allaient en faveur d’un automatisme mental au sens de De Clérambaut, mais s’inscrivaient dans un discours de structure hystérique avec un appel à l’autre et une provocation de son désir de façon continue. Cliniquement, j’ai pris le parti de l’écouter dans le sens de sa plainte hystérique, de sa recherche du père et de sa demande de repères symboliques et réels.

En effet pour reprendre l’ensemble de la clinique de cette jeune femme, elle est passée dans le premier temps de la rupture amoureuse par les temps que j’ai décrit plus haut de la douleur, du deuil de l’objet difficile à négocier puis de la dépression qui s’est accompagnée d’angoisse.

Après ce déroulement régulier dans le temps d’un déchirement amoureux commun, elle ne peut toujours pas passer le cap symbolique de cette séparation qui s’avère impossible à élaborer. C’est alors que les événements refoulés de son histoire surgissent dans le réel. Elle prend de plein fouet cette absence de repère fiable et cette parole que l’autre lui adresse et qu’elle ne peut croire.

« Si on m’a menti sur mon père, y compris ma mère, qui croire maintenant ? Tout le monde savait, sauf moi. »

Une interprétation autour de ce « tout le monde savait » la soulage, et amorce une évolution notable dans ses impressions de devinement de sa pensée.

C’est donc dans un après-coup, une fois traversé le plan de ses identifications imaginaires qu’elle va pouvoir enfin travailler et aborder le fond de sa plainte hystérique : « Pourquoi ne m’aime-t-on pas comme je le voudrais ? »

À la lumière de l’exemple singulier de Mila, nous rencontrons en pratique clinique des configurations proches de sa problématique. En effet c’est souvent à l’occasion de ruptures amoureuses, que se déclenchent un certain nombre de processus psychopathologiques.

Au temps de l’adolescence certains signent l’entrée dans des problématiques évoquant des troubles graves de l’humeur. C’est ce que l’on pourrait qualifier de mélancolisation du rapport amoureux, une pente que certains empruntent.

Mais, pour d’autres cas c’est l’ambivalence qui s’installe, avec ses oscillations épuisantes pour celui ou celle qui en est l’objet. C’est à partir de cela que Lacan a forgé son néologisme d’« Hainamoration [7] ». C’est ce que, pour ma part, j’ai proposé de qualifier d’énamoration, ancien mot de la langue française peu usité, mais qui reflète dans ses signifiants de la haine et de l’amour dans le même mot.

Nous avons vu comment Mila se débattait dans une problématique de dépersonnalisation avec son cortège de difficultés de repérage dans la relation à l’autre. Je suis frappé par l’importance de ce type d’occurrence. Mais loin de tout systématisme, il faut pouvoir discerner dans cette clinique des limites, ce qui relève du registre névrotique et ce qui peut par ailleurs signer une entrée dans la psychose.

Car, à un degré supérieur, ce sont les assises signifiantes qui peuvent se trouver fragilisées et ainsi inscrire le sujet dans le registre de la psychose. C’est alors un questionnement plus large sur les modes d’entrées et de déclenchement de la psychose qu’il faudrait aborder.

Sur un plan plus général, il semble que l’importance de la répétition, n’est pas à négliger dans la clinique de la rupture. Mila en a éprouvé douloureusement la consistance dans son inscription dans l’abandon de sa mère par son amant, mais aussi par son abandon et les secrets autour de la figure de son père.

Rupture et répétition

La répétition marque l’empreinte de la pulsion de mort : ce qui rend compte de la chronique de la haine ordinaire. Freud a décrit le modèle du retournement de la pulsion en son contraire : de l’amour en haine. Ceci est une occurrence d’une grande fréquence dans la psychopathologie de la vie amoureuse. Cependant, il ajoute une remarque d’une rare pertinence.

« Quand la relation d’amour à un objet déterminé est rompue, il n’est pas rare que la haine la remplace ; nous avons alors l’impression de voir l’amour se transformer en haine. Mais nous allons au-delà de cette description si nous concevons que, dans ce cas, la haine, motivée dans la réalité, est renforcée par la régression au stade sadique, de sorte que la haine acquiert un caractère érotique et que la continuité d’une relation d’amour est garantie [8]. »

Outre la régression au stade sadique, le point essentiel de ce passage me semble être l’insistance mise sur la garantie de la continuité du lien d’amour.

En effet si dans l’amour il y a presque toujours un doute : « Est-ce que l’autre m’aime vraiment ? », dans la haine, il n’y a généralement pas de doute. Bien souvent il existe une certitude qui habite ou envahi l’ancien amoureux : « Je le (la) hais. » Ainsi, il ne se produit pas de rupture avec l’objet ainsi une continuité du lien au travers de la haine.

Faute de trouver l’éternel amour auquel beaucoup aspirent, le sujet trouve la haine éternelle, beaucoup plus intense dans sa durée que le lien amoureux.

Dans « Pourquoi la guerre ? », Freud avait dans sa réponse à Einstein, développé un certain nombre de points sur les articulations de la pulsion de mort qui peuvent étayer nos avancées dans le domaine de la déchirure amoureuse. En effet c’est ici un des exemples des effets indirects de la pulsion de mort que la clinique nous montre au quotidien dans les cures.

La rupture et le passage

La rupture est ici nous l‘avons vu un révélateur des failles structurelles du sujet. Comme l’écrit P.-L. Assoun, à propos de l’adolescence et de la féminité : « Moment aigu de “désymbolisation”, “phobie de passage” (au sens même des “rites” dits de passage) d’où l’adolescente peut accoster à la féminité [9]. »

Il serait possible d’étendre cette assertion qui porte sur le passage à la féminité ? En effet ce qui est décrit en serait le premier temps, celui, fondamental, du passage à l’acte amoureux et sexuel. Le temps de la découverte de l’autre et de la chair de l’autre.

Le deuxième temps serait alors celui de la séparation de la rupture, qui après un temps où le sujet se serait allé à ce doux bercement de l’illusion du rapport amoureux, en reviendrait brutalement à la réalité.

Ce passage par la rupture interviendrait alors à un double niveau.

D’une part, il mettrait le sujet à l’épreuve de la stabilité de sa structure et de l’arrimage de ses signifiants à l’ordre symbolique. C’est ce que nous avons pu en partie illustrer au travers de notre exemple clinique, où les lignes de fragilité voire de rupture interne du sujet sont mises à rude épreuve à l’instar de l’image de Freud où le Moi serait comme un cristal avec ses lignes de faille.

D’autre part, la rupture incarnerait le deuxième temps structurel de l’adolescent, qui lui permettrait d’accéder au statut de sujet de l’inconscient à part entière. Pourquoi pas au fond, une modalité du passage au devenir adulte ?

 

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  • 3 semaines plus tard...

No need to! (:

Non, en fait, cet article m'a tellement marqué que je voulais le ranger à un endroit facile à retrouver. 

J'étais dans une phase de haine de mon ex, en réalité. Et j'en souffrais beaucoup d'ailleurs. Cet article incroyable m'a fait comprendre pourquoi ce sentiment perdurait, son sens, le lien avec mon rapport traumatique au rejet et à l'abandon, même ceux que je génère volontairement... En fait c'est plus facile pour moi de haïr étant donné que j'ai un ego brouillé par les blessures d'abandon, voire d'injustice ( d'où la colère). J'ai compris le sens et j'ai fait un choix : je préfère n'avoir aucun lien, donc de l'indifférence, plutôt que de haïr, car ce sentiment maintient le lien. Comprendre ça m'a fait l'effet d'une séance chez un psy de talent ! 

Ce qui est d'autant plus amusant  j'étais en train d'illustrer ma double page sur la Haine après l'amour. Je cherchais des textes fouillés pour nourrir mon illustration de textes deep, et je suis tombée sur l'article. En fait, l'ensemble me donne l'impression claire de pratiquer l'art thérapie car j'ai vraiment l'impression d'avoir process le truc. 

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